L'interjection

Marcela Świątkowska
(10-2020)

Pour citer cette notice:
Świątkowska (M.), 2020, "L'interjection", in Encyclopédie grammaticale du français,
en ligne: encyclogram.fr

 


1. Découpage du domaine.


Les mots ou expressions classés comme interjections constituent une catégorie très problématique pour les linguistes et les auteurs de grammaires. Leur statut linguistique est souvent mis en cause, leur description très incomplète et les appellations qui leur sont données sont d’une diversité déconcertante. En outre, ces expressions constituent un ensemble ouvert, dynamique et très hétérogène. L’emploi de formes comme Ah !, Ouf !, Brrr !, Dame !, Merci !, Pardon !, Voyons !, Tiens !, Hélas !, Bien !, Bravo !, Psst !, Diable !, Nom d’un chien ! ne semble pas poser problème au locuteur français, qui s’en sert intuitivement sans se rendre compte qu’il a affaire à des vocables de nature très différente. Certains sont indécomposables et ne ressemblent à aucun mot au sens usuel du terme ; d’autres ressemblent à des mots que l’on connaît bien (substantifs, verbes, adverbes). Pour cette raison, dans le premier cas on réfléchira plutôt au type d’affects qu’ils expriment (étonnement, soulagement, frisson), tandis que dans l’autre on notera l’absence de relation avec les mots dont ils semblent dériver. Un rapide coup d’œil dans les dictionnaires de langue française, p.ex. Le Petit Robert (1977) permet de constater que les Ah !, Ouf !, Brrr ! y sont répertoriés et décrits, tandis que les Voyons !, Tiens !, Dame ! sont absents dans l’emploi interjectif. Cette observation montre que les linguistes – lexicologues, auteurs de grammaires – ont une grande difficulté à déterminer la nature de ces mots et leur place dans le système linguistique.

Toute tentative de décrire les interjections se heurte à des problèmes de catégorisation et de délimitation. Il convient donc, en tout premier lieu, de déterminer le plus précisément possible quelle est la nature des interjections, quels termes conviennent le mieux pour les désigner et quelle place elles occupent dans le système linguistique. Plus précisément, il faut répondre aux questions fondamentales suivantes :

– Quels sont des critères qui permettent de classer certaines expressions comme interjections et d’autres non ?

– Les expressions considérées comme interjections constituent-elles un ensemble homogène, ou doit-on introduire des sous-classes en prenant en considération différentes propriétés, comme l’origine, la motivation, l’articulation, etc. ?

– Est-ce que ces expressions peuvent s’inscrire dans le système des parties du discours ?

L’observation de leur structure et de leurs conditions d’emploi explique en partie la confusion qui règne dans les grammaires, les dictionnaires et les études linguistiques. Le terme même d’interjection semble entrer en concurrence avec d’autres appellations, comme exclamation, cri, onomatopée, particule, mot-phrase, phrasillon, pour n’en citer que quelques-unes. Les étiquettes dont on se sert pour définir ces expressions prennent en considération différents aspects : leur origine lexicale (Merde !) vs l’absence d’origine lexicale (Ouf !), leur motivation (Ploum !) vs la non-motivation (Ah !), les conditions de leur production – en principe spontanée (Aïe !) ou davantage intentionnelle (Bah !) –, leur autosuffisance syntaxique (mot-phrase, phrasillon).

Le terme interjection semble statistiquement le plus fréquent dans les dictionnaires et les grammaires pour désigner une classe de mots ou d’expressions qui ne peuvent pas être classés comme noms, adjectifs, pronoms, verbes, adverbes, prépositions, etc.

Le dictionnaire Le Petit Robert (CD: 1996) réunit sous le terme interjection 184 entrées, et utilise pour les décrire les qualificatifs suivants :

onomatopée: Ah ! Aïe ! Hein !
exclamation: Bravissimo !
Bravo ! Chiche ! Dame !
cri: Bis ! Dia ! Youpi !
marque d’un sentiment quelconque: Hip ! Heu !
formule: Adieu !
juron: Diantre !
mot: Amen !

Tout se passe comme si, pour les auteurs du Petit Robert, les étiquettes d’onomatopée, d’exclamation, de cri, etc. étaient considérées comme désignant des sous-classes d’interjections.

Il est donc utile de discuter en premier lieu du terme même d’interjection, pour passer ensuite à d’autres termes utilisés aussi bien dans les dictionnaires que dans les grammaires.

1.1. Le terme d’interjection, compris comme partie du discours, apparaît dès les traités de grammaire latins. L. Holtz, dans ses considérations sur l’histoire de la formation des classes de mots, et citant l’opinion de Charisius sur le livre perdu de Varron De sermone latino, admet que le terme particula interiecta apparaît  déjà chez Varron (cité d’après Holtz, 1994 : 84-85). Il reflèterait l’idée d’une irruption de l’émotion qui s’impose au discours régulier. On peut donc admettre que pour les grammairiens latins, l’interjection constitue une sorte de parenthèse indépendante de la proposition, dont l’unique fonction est d’exprimer l’émotion. Le critère syntaxique a également conduit à appeler les interjections mot-phrases, en tant que mots qui échappent à l’organisation syntaxique de la phrase, en interrompent l’ordre et forment un tout en soi.

1.2. Le bilan des recherches sur les interjections montre que ces expressions occupent une place secondaire dans la réflexion linguistique. Considérées comme éléments marginaux de la langue, véhiculant des réactions individuelles de type affectif, elles n’ont que peu retenu l’attention des linguistes, par comparaison avec la syntaxe ou le lexique, par exemple. Certes, les Grecs avaient déjà remarqué les particularités de ce groupe de mots, qu’ils plaçaient dans la catégorie des adverbes, tandis que les Romains traitaient l’interjection comme une partie du discours à part entière. Pourtant, cette question de la nature ambig de l’interjection – partie du discours autonome ou sous-catégorie d’une autre classe de mots (adverbes, particules ) – a perduré pendant des siècles dans les grammaires, en particulier dans les études diachroniques s’intéressant à l’origine du langage humain et au développement des classes de mots. On trouve une description très détaillée de cette histoire dans l’étude de C. Buridant (2001). À côté des recherches consacrées à des interjections particulières dans différentes langues, il existe quelques ouvrages qui tentent d’aborder le problème d’une façon globale. L’un des premiers à avoir réfléchi à la nature de l’interjection a été E. Schwentner (1924). Son étude porte sur les interjections en indo-européen. Il remonte aux théories de Wundt, Paul, Brugmann, en abordant le problème des interjections dans le cadre de la question de l’origine des langues. D’après certaines théories, ce sont en effet les interjections qui, en tant que sons « naturels », constituent la base sur laquelle se sont développées plus tard les structures linguistiques. Schwentner partage avec Paul l’opinion que les interjections ne sont pas des sons naturels, mais qu’elles servent à exprimer les sentiments. Ses analyses phonétique, morphologique et syntaxique le conduisent à établir une distinction entre les expressions « instinctives », comme Ah !, Oh !, Ouf !, appelées interjections primaires, et celles qui, ayant perdu leurs signification et fonction originelles par conversion (changement de catégorie grammaticale), sont devenues des interjections secondaires : Merde !, Mon dieu ! Il n’arrive pourtant pas à apporter de réponse à la question fondamentale : les interjections sont-elles une classe de mots indépendante, constituent-elles un élément de la langue, ou s’apparentent-elles aux cris, aux gestes, à la mimique, en un mot aux moyens d’expression extralinguistiques ? En revanche, son argument sur le caractère conventionnel des interjections, qui allait à l’encontre des thèses sur le caractère motivé de celles-ci (identifiées à des onomatopées) a été exploité plus tard par les partisans de l’appartenance de l’interjection à la langue. En abordant le problème du caractère naturel ou arbitraire des interjections, il s’est inscrit dans un long débat qui n’est toujours pas terminé. Le tour d’horizon que fait L. Rosier (1997) des approches de l’interjection, de l’Antiquité au XVIIIe siècle en passant par l’époque médiévale, montre que cette question s’est trouvée au centre de l’intérêt des grammairiens sans qu’on aboutisse à des conclusions définitives.

Les théories linguistiques qui se sont développées au XXe siècle ont apporté des outils méthodologiques nouveaux à la réflexion sur la nature de l’interjection. Le structuralisme, la théorie de l’énonciation, la théorie des actes du langage, les études sur la conversation ont permis de lier l’interjection à la problématique de la deixis, de la modalité, de l’argumentation. Considérée souvent comme un signe linguistique de triple statut – indiciel, symbolique et mot-phrase autonome –, l’interjection s’est trouvée enracinée dans l’acte de communication et traitée comme une forme d’expression linguistique véhiculant un contenu affectif et subjectif. Elle a ainsi rejoint les phénomènes de discours envisagés en rapport avec leur contexte socioculturel. Les réflexions de Ch. Bally (1926), de R. Jakobson (1963), de L. Tesnière (1935) et d’O. Ducrot (1984) ont ainsi ouvert de nouvelles perspectives pour l’étude de l’interjection dans le cadre de la linguistique du discours. Il convient également de mentionner l’impact des théories textuelles, qui permettent de mettre sous un jour nouveau le rôle important de ce « petit mot rebelle » dans la construction du texte et de son interprétation.

1.3. Les questions concernant le statut de l’interjection ont été signalées dans l’ouvrage de M. Świątkowska (2000) et formulées d’une façon plus précise par C. Buridant (2006). Elles concernent la possibilité de décider, sur la base de critères précis, si les interjections constituent une classe particulière de phénomènes linguistiques, ayant en commun quelques traits structuraux, sémantiques et fonctionnels, ou si l’on ne doit pas plutôt parler d’emplois interjectifs de mots appartenant par leur nature à des classes différentes.

L’examen des différentes classifications des mots montre qu’elles s’appuient en majorité sur trois critères : (i) logico-sémantique, (ii) morphologique, (iii) distributionnel.

(i) La classification selon le critère logico-sémantique est basée sur la relation entre forme et matière. Elle remonte à la théorie des catégories ontologiques d’Aristote, qui avait formulé 10 catégories (substance, qualité, etc.), donnant ainsi naissance aux spéculations des grammairiens qui ont essayé de confronter ce système à celui des parties du discours. L’interjection n’y existe pas, car elle ne peut pas être définie dans ces catégories : on la traite comme un mot naturel, analogue au cri animal. Néanmoins, certains linguistes, comme Brøndal, prétendent que l’interjection a des traits linguistiques : on l’emploie rarement quand on est seul. Elle est donc un phénomène social qui porte souvent l’empreinte de la convention. De plus, Brøndal souligne le caractère tantôt démonstratif, tantôt imitatif de certaines interjections et affirme que

les interjections sont conventionnelles et fixées aussi bien que n’importe quelle classe des mots de la langue ; elles sont – en dépit des Grecs – de nature logique et non seulement psychologique. Ceci n’empêche cependant pas qu’elles représentent le degré le plus bas et le moins différencié des classes de mots. (Brøndal, 1948 : 142).

(ii) Selon le critère morphologique, les interjections sont placées dans le grand groupe des petits mots invariables, avec les adverbes, les prépositions, les conjonctions, les particules. Le recours au qualificatif invariable suggère que ce qui unit les classes mentionnées ci-dessus est de caractère formel. Par comparaison avec les autres « petits mots », les interjections, qui constituent des unités insegmentables, montrent cependant une variabilité assez importante, non au niveau morphologique, mais au niveau prosodique.

(iii) Selon le critère distributionnel, qui consiste à établir une classification des mots sur leur aptitude à remplir certaines fonctions dans la phrase, l’interjection est un mot hors phrase : elle ne contracte pas de lien syntaxique avec d’autres mots dans la phrase, et n’appartient pas à l’organisation interne de celle-ci.

L’examen de la place de l’interjection dans les différents classements des mots est un excellent exercice pour vérifier les paramètres dont se sont servis les philosophes et les linguistes au cours des siècles dans leur réflexion sur la nature de la langue. Sans aucun doute, la présence ou l’absence de l’interjection dans les différents classements, de l’Antiquité à nos jours, montre la complexité de ce petit mot, si souvent utilisé dans nos discours. Aujourd’hui encore, les opinions des grammairiens sur le statut de l’interjection sont très différenciées. L’étude de quelques grammaires françaises faite par M. Riegel (2010: 491) a montré que leurs auteurs ne sont d’accord ni sur le catalogue des interjections ni sur les critères de leur description. On constate que Chevalier & al. (1964) considèrent l’interjection comme une des parties du discours invariables (critère formel). Étant le signe d’une expression exclamative, elle traduit les affects du locuteur (acte subjectif) ou peut être interprétée comme appel, demande ou ordre (Psst !, Hein ? Allez ouste !) (critère sémantico-pragmatique). Ces auteurs essaient aussi de classer les interjections selon leur forme (mots simples Ah ! ou groupe de mots nom d’un chien !), ou selon la base lexicale dans les interjections secondaires : substantif (Merde !), verbe (tiens !), etc. On trouve dans cette grammaire des remarques intéressantes pour le classement des interjections, mais beaucoup reste à faire vu le nombre des critères qui ont servi au classement. Dubois et Lagane (1973) font le tri entre différentes structures qui tantôt peuvent avoir uniquement une fonction expressive (Ah !, Oh !), tantôt remplacer une phrase exclamative entière (Bravo !, Hélas !). Le Goffic (1993) remarque que l’interjection peut jouer, comme les adverbes bon, bien, eh bien, le rôle d’un élément phatique, mais a néanmoins un statut différent (elle est un mot-phrase autonome, tandis que les adverbes rendent possible l’entrée dans une nouvelle phase du discours). Wilmet (1998) trouve à certaines interjections (Chic !, Hélas !) des propriétés qui leur assurent le statut de mot-phrase. Parmi celles-ci, il y a des formes purement expressives, d’autres qui véhiculent un sens modal – assertif, interrogatif ou impératif (Ah !, Allo ?, Ouste !), et finalement aussi de pures onomatopées (Crac, Paf). Grevisse et Goosse (2008), comme Riegel et al. (2009), traitent eux aussi l’interjection comme un mot-phrase, tout en introduisant les concepts de subjectivité (du locuteur, dans le cas p.ex. de merde !, par exemple !, Aïe !, Hélas !, Ouf !) et d’objectivité (dans des cas comme halte !, pouce !, qui servent à effectuer des actes de langage intersubjectifs).

Ce bref aperçu des analyses de l’interjection et de sa place dans la réflexion linguistique montre qu’il n’est pas possible d’élaborer une définition du phénomène, d’en inventorier les propriétés définitoires, sans confronter ce terme avec d’autres étiquettes utilisées pour le désigner.

1.4. Termes.

C’est sans aucun doute avec le cri et l’exclamation que l’interjection est le plus souvent identifiée.

1.4.1. Le mot cri, désignant une façon d’émettre un ensemble de sons inarticulés ou de paroles humaines, restreint l’interjection à la seule modalité exclamative. Il faudrait alors rejeter toute hypothèse sur la valeur logique de l’interjection et son fonctionnement autre qu’instinctif. De plus, cette étiquette est difficile à intégrer dans les grammaires et les travaux linguistiques, et met à nouveau à l’ordre du jour la discussion sur l’appartenance de ces mots à la langue. C. Olivier, dans ses travaux sur l’interjection (1986,1994), distingue les cris poussés et les cris parlés. Les premiers seraient une simple imitation des bruits faits par les animaux, mais comprennent aussi les cris d’horreur, de douleur, etc. Ils seraient de nature non conventionnelle, donc non linguistique. Les seconds seraient conventionnels, munis d’un sens structuré par la situation d’énonciation, adaptés au système phonologique d’une langue donnée. Aucun exemple n’est donné des cris poussés, mais parmi les cris parlés sont citées aussi bien des formes étiquetées cris parlés de sens imitatif (Boum !, Splash !, Cocorico !) que des formes qualifiées de cris parlés de sens affectif (Ah !, Bah !, Hmmm).

Ce qui unit tous les cris, c’est qu’ils ont en langue une structure onomatopéique. Ce n’est cependant pas là un trait définitoire de toutes les interjections. C. Olivier est obligée d’introduire d’autres critères pour distinguer trois sous-catégories : (i) cris parlés ; (ii) marqueurs de conjuration (injures, jurons, fatum) ; (iii) phrases tronquées en utilisation formulaire. Ce qui distingue le premier groupe des deux autres, c’est son origine. L’emploi du terme cri dans la définition de l’interjection ouvre de nouvelles discussions sur l’onomatopée, donc sur la motivation du signe linguistique et sur son origine. J. Brès (1995 :88) avance un autre argument contre l’analyse des interjections comme cris instinctifs : c’est l’institutionalisation de ces mots. Bien que leur spontanéité pose des problèmes de transcription orthographique, et malgré certaines fantaisies des écrivains et des auteurs de bandes dessinées, l’orthographe des interjections est institutionalisée, ce qui prouve que leur émission, en dépit de son caractère spontané, est contrôlée et consciente. Cet argument, qui allie spontanéité de production et opération de contrôle, peut sembler paradoxal. Pourtant on peut le renforcer par l’argument du choix. Le locuteur qui dit Aïe !, défini d’habitude comme étant un cri de douleur, ne dirait pas Ouf !, défini généralement comme étant un cri de soulagement dans les mêmes circonstances. Ces expressions s’avèrent codifiées, ce qui permet au locuteur natif de les employer d’une façon automatique.

1.4.2. La définition de l’interjection en tant que cri est proche de celle de l’exclamation. Souvent dans les dictionnaires un terme classé comme interjection est ensuite décrit comme exclamation :

MERDE : n.f. et interjection. Exclamation de colère, d’impatience, de mépris, de refus.

PARDI : interjection. Fam. Exclamation par laquelle on renforce une déclaration.              
(Petit Robert)

On peut supposer que la rencontre de ces deux termes dans les descriptions lexicologiques est liée au mode d’articulation des expressions décrites, à cette soudaineté de manifestation, enfin au sens du mot s’exclamer : pousser des cris de joie, d’indignation, etc. Cette façon d’identifier les termes d’interjection et d’exclamation semble toutefois excessivement simplificatrice. D’après Ch. Bally (1950 :42), le nom d’exclamation peut être appliqué à un groupe d’interjections qui expriment des émotions et des volitions et sont, par suite, de nature modale, p.ex. Ah !, Eh !, Chut !

Pourtant ce caractère expressif de l’exclamation n’est pas l’unique critère qui apparaît quand on réfléchit sur la nature de ces deux termes. Le second est le statut de mot-phrase  de l’exclamation. L’idée de lier le terme exclamation avec la notion de phrase est présente dans les travaux de W. Meyer-Lübke (1900 : 588 et ss.). Celui-ci n’utilise le terme d’exclamation que pour opposer exclamation et ordre comme deux modalités différentes, et pour décrire les conséquences de la modalité exclamative sur la structure des phrases incomplètes. M. Riegel (2010 : 497) partage cette analyse. Examinant les modalités que peut exprimer la forme minimale de phrase exclamative qu’est l’interjection (formes phatiques, directives, expressives orientées vers l’interlocuteur), il rejette hors de cette catégorie les onomatopées, « mots-phrases dénotant une occurrence sonore ». En outre, certaines interjections comme Hein ?, Oui, peuvent véhiculer des modalités non expressives.

L’idée d’identifier l’exclamation à une valeur modale, et de la mettre par conséquent à égalité avec d’autres types de phrases, n’est pas partagée par tous les linguistes. C. Kerbrat-Orecchioni (1991) met ouvertement en question la place de l’exclamation parmi les modalités de phrase, et se demande si elle ne serait pas plutôt une « superstructure » de nature affective superposée à l’une des trois structures de base.

Il apparaît ainsi que le terme d’exclamation renvoie à beaucoup plus de notions de nature syntaxique et sémantique que le terme de cri, et recouvre un champ beaucoup plus vaste de la réflexion linguistique.

1.4.3. Parmi les noms qui servent à désigner une interjection, celui d’onomatopée est probablement le mieux décrit. Son trait essentiel est le caractère motivé du signe linguistique. En d’autres termes, l’onomatopée est définie d’habitude comme un mot dont le son imite l’objet qu’il représente. Pour Barberis (1992 : 53) :

L’onomatopée […] crée entre signe et référent un lien nécessaire, parce qu’elle est mimétique : la structure phonique de son signifiant imite le bruit auquel elle se réfère : crac ! reproduit phonétiquement un craquement.

Dans les études classiques sur les interjections, il n’est pas rare qu’on range dans la catégorie des onomatopées aussi bien des expressions comme comme Cocorico ! ou Plouf ! que des expressions comme Aïe !, Ouf ! Cette identification a suscité beaucoup de controverses, et il est légitime de s’interroger sur les justifications qui ont été avancées. Ces justifications consistent à considérer que des interjections comme Ah !, Ouf !, Aïe !, Hihi ! sont des imitations de bruits naturels d’origine humaine, au même titre que miaou, coin coin, cocorico sont des imitations de bruits ou de cris d’animaux, ou que tic tac, ploum sont des imitations de bruits produits par des objets ou des événements. Selon G. Kleiber (2006 : 11 sq.), trois traits caractéristiques justifient l’identification de ces interjections avec les onomatopées : 1/ leur fonctionnement en tant que mots-phrases ou phrasillons (argument syntaxique) ; 2/ la structure morpho-phonologique commune aux interjections primaires et aux onomatopées (brièveté, forme vocalique), qui permet une production sonore rapide et économique (argument concernant l’émission) ; 3/ l’idée que les interjections émotives primaires (Ah !, Oh !, Aïe !) imiteraient les cris naturels et spontanés accompagnant les émotions humaines, de la même manière que les onomatopées imitent des bruits et des cris d’origine non humaine. Si les deux premiers arguments sont généralement admis, le troisième est beaucoup plus contestable. L’usage que fait cet argument de la notion d’imitation paraît problématique quand cette notion est appliquée à des expressions interjectives comme Aie !

G. Kleiber, dans son étude de 2006, dont une large partie est consacrée aux relations interjection-onomatopée, ouvre un chapitre très intéressant sur le statut sémiotique respectif des interjections et des onomatopées. Son argumentation s’appuie sur la distinction de deux niveaux de représentation des bruits du monde dans le langage humain. Les cris d’animaux et les bruits des objets (faits et non pas dits) ne sont pas des signes linguistiques en eux-mêmes (niveau 1). Ils ne le deviennent que quand un langage humain en donne une reproduction conventionnelle (niveau 2). En revanche, les interjections émotives et cris d’origine humaine sont des signes linguistiques en eux-mêmes (niveau 1).

Les analyses de G. Kleiber (2006) sur le statut sémiotique des onomatopées et des interjections émotives – analyses basées sur les notions d’indexicalité, de voie symbolique et d’iconicité –, visent surtout à montrer que la définition de l’interjection comme onomatopée est réductrice. On peut en effet trouver dans le lexique beaucoup de mots onomatopéiques qui ne sont pas des interjections (un tic-tac, tinter, cliquer) et les interjections traitées comme des onomatopées malgré les ressemblances n’ont pas le même statut sémiotique.

1.4.4. Dans les dictionnaires et les grammaires, on recourt aussi aux termes de formule et de juron. A titre d’exemple regardons :

ADIEU – interj. Formule dont on se sert en prenant congé de qqn...

DIANTRE – interj. vieilli. Juron, exclamation qui marque affirmation, l’imprécation...       
(Le Petit Robert : 1982)

Les deux étiquettes semblent appartenir au lexique propre à la sociolinguistique. Sans que l’on tienne compte de leur origine, aujourd’hui toutes les deux sont hautement marquées par le rite social et religieux, ce qui sort du cadre linguistique proprement dit. Souvent le lien entre la forme d’origine et celle d’aujourd’hui est très incertain pour les usagers, tantôt en raison de glissements sémantiques, tantôt par suite d’un changement d’usage. Les formules et jurons sont souvent le résultat d’un processus de figement lexical, ce qui n’exclut pas la possibilité d’un retour à l’emploi originel dès qu’on les soumet à des modifications grammaticales, p.ex Je vous en prie employé avec le sens formulaire /De rien/, reste invariable, tandis qu’employé avec le sens performatif /Je vous le demande/ est susceptible d’être utilisé au pluriel (Anscombre :1985).

La même remarque concerne certaines interjections. Selon C. Olivier (1986 :27), les interjections peuvent être considérées comme un sous-ensemble de ce qu’Anscombre appelle les formules. Ce qui rapproche l’interjection et le juron, c’est le caractère subjectif de leur énonciation, leur dimension émotionnelle qui exclut la pure observation d’un rite social. Ce qui les différencie, ce sont les réactions qu’elles sont susceptibles de produire, donc un caractère externe : l’acceptation, pour la première, le rejet ou la réprobation sociale pour la seconde.

1.4.5. Dans les études récentes sur la structure du discours, les mots ordinairement traités comme interjections ont reçu un statut nouveau résultant de leur position dans le texte. Les mots tels que bon, bien, eh bien qui sont classés par les dictionnaires parmi les interjections, remplissent le plus souvent une fonction phatique. Ils rejoignent ainsi un large groupe de mot-signaux qui fonctionnent dans les textes en tant que moyens d’expression servant à en assurer la cohérence. Les études de Sirdar-Iskandar (1980, 1981, 1983) sur les interjections argumentatives (Allons !, Voyons !, Eh bien !) dans les textes du théâtre français montrent que les interjections peuvent aussi contribuer à l’enchaînement global du texte. Dans les études sur la conversation (surtout celles de l’école de Genève) faisant suite aux travaux de Gülich sur les Gliederungssignale (1970), ont été introduites les notions de modalisateur et de marqueur de structuration du discours. Il est évident que l’on peut trouver des ressemblances entre certaines interjections à fonction phatique et les signaux de structuration de Gülich, qui se caractérisent par la perte de signification lexicale et la possibilité d’ouvrir ou de clore un discours. On peut toutefois se demander si le statut de marqueur de structuration du discours n’est pas seulement un des emplois de ces mots. Cet emploi serait sans aucun doute le plus éloigné de l’image traditionnelle de l’interjection, envisagée comme mot spontané, exclamation traduisant l’état affectif du locuteur. Les mots de ce type sont aussi traités comme des particules énonciatives. Dans un travail très intéressant sur les ces PEN, J. Fernandez (1994) dit, en parlant de leur origine, que certaines d’entre elles, effets d’une vive émotion, sont classées parmi les interjections. Sans aucun doute, les relations entre les interjections et les particules sont encore à examiner, surtout dans le cadre de l’analyse du discours.

L’analyse des termes dont on se sert pour définir l’interjection aboutit à la conclusion que chacun d’eux est conforme, dans une certaine mesure, à ce que l’on imagine être une interjection. Néanmoins aucun d’eux ne peut être substitué à celui d’interjection sans nécessiter des remarques supplémentaires, car leur étendue est tantôt trop large, tantôt trop réductionniste, et touche à des propriétés différentes.

En examinant les étiquettes dont se servent les auteurs de dictionnaires pour décrire l’interjection, on trouve pourtant un élément intéressant. C’est la dénomination de mot-phrase. La notion de mot se retrouve dans toutes les opérations de catégorisation appliquées à la langue, et dans la théorie du sens linguistique. Même s’il y a toujours des controverses sur les relations entre les signes et les choses (Kleiber, 1990 : 17), le mot reste la base de la plupart des classifications, y compris celle en parties du discours qui est héritée de l’Antiquité. Il existe plusieurs définitions du mot qui, selon qu’elles sont fondées sur des critères sémantiques, syntaxiques, morphologiques ou phonétiques, le conçoivent comme une unité significative ayant différents traits individuels. Dans la célèbre définition du mot d’A. Meillet (1929 : 30), on trouve trois éléments : forme phonique, sens et fonction grammaticale. En examinant les interjections du point de vue de ces trois éléments, on constate que :

1/ leur forme phonique, quoique généralement conforme aux règles phonologiques de la langue d’accueil, présente souvent des particularirés plus ou moins remarquables : par ex. l’onomatopée miaou dans les langues qui n’ont pas de triphtongues ;

2/ contrairement à l’opinion fréquente selon laquelle les interjections n’auraient pas de sens, on peut dire que chacune d’elles véhicule un certain nombre de traits sémantiques qui décident de son emploi, même si son analyse sémantique est souvent jugée plus conjecturale que stable. Dans certains cas (Pfuit !, Bravo !, Dame !, Psst !) les instructions sur l’interprétation sémantique sont évidentes ; dans d’autres (Ah !, Eh bien !, Merde !) la reconstruction du sens et la paraphrase qui l’accompagne jouent davantage sur le préconstruit et le contexte. Associer un sens à l’unité phonique entendue ne va d’ailleurs pas sans difficulté. Cela est évident pour les interjections dites primaires, car dans leur réalisation phonique, elles ne contiennent par définition aucun élément formel attesté par ailleurs (morphème, sémantomorphème). Mais cela vaut également pour les interjections dites secondaires (Mon dieu !, Merde !, Allons !, Voyons !, Tiens !), qui présentent certes des formes nominales, verbales, etc. immédiatement reconnaissables, mais ont perdu leur sens compositionnel et constituent des expressions significatives originales ;

3/ il est difficile voire impossible de caractériser les fonctions grammaticales de l’interjection. Pour la plupart des linguistes, elle est hors phrase. Elle n’entretient pas de lien direct, syntaxique, avec d’autres mots dans la phrase, et n’appartient donc pas à l’organisation interne de celle-ci. Si on analyse son fonctionnement du point de vue à la fois syntagmatique et sémantique, on constate que tantôt elle accompagne une phrase à valeur affective (Pfuit ! Quelle horreur !), et que tantôt elle est un élément autonome. M. Riegel (2010 : 492), essayant de trouver une définition stable et univoque de l’interjection, propose de s’appuyer sur deux critères définitoires : « mot-phrase, forme monolexématique équivalant à une phrase ou à une proposition (et donc paraphrasable comme telle) et de caractère exclamatif associé à l’indexicalité, que l’on considère comme une modalité, une forme illocutoire ou un acte de langage expressif éventuellement combiné avec d’autres. »

En fin de compte, il n’est peut-être pas inintéressant de choisir l’étiquette traditionnelle que la grammaire a attribué à ce type de mots, c’est-à-dire interjection, « mot jeté entre ». Wilmet (1997 :501) dit expressis verbis : « mot jeté entre deux ». Ce deux semble crucial pour l’interprétation de ces occurrences : entre deux parties de la phrase, entre deux parties du dialogue, entre deux parties du texte et même entre ce qui est dit et ce qui est reconstruit. L’interprétation étymologique du terme latin particula interiecta permet de prendre en considération aussi bien la manifestation de l’émotion du locuteur que les valeurs fonctionnelles liées à sa position dans le discours et à son entourage linguistique, décisif pour son interprétation. En fermant ce chapitre consacré à l’identification de la classe des interjections, on peut donc dire que l’étiquette d’interjection semble être la plus adéquate vu la tradition grammaticale.

En classant un mot comme interjection on prend en considération sa nature motivée (onomatopée) qui la distingue d’autres signes linguistiques, son articulation (cri, et dans une certaine mesure, exclamation), sa structure interne […] de caractère inanalysable et figé (formule), son caractère affectif individualisé (expression du sentiment) ou socialisé (formule, juron) […] et, dernier mais non des moindres, son caractère “extravagant” du point de vue des critères syntaxiques, qui fait que l’on hésite entre mot, mot-phrase, phrasillon, etc. (Świątkowska, 2000 : 30).

L’irréductibilité de cette sorte de mots aux critères de classement en parties du discours, et surtout leur statut particulier de mots-phrases, donnent des arguments pour ne pas considérer l’interjection comme une partie du discours au sens canonique du terme. Les observations qui précèdent valident l’opinion qu’il s’agit d’expressions de nature tout à fait particulière. On peut essayer de les décrire en langue, mais c’est dans la parole qu’ils acquièrent leurs valeurs spécifiques.

 


2. Références bibliographiques importantes.


On est frappé par le fait que l’interjection, si fréquente dans l’expression naturelle tant parlée qu’écrite, occupe peu de place dans la bibliographie linguistique. La bibliographie des études sur l’interjection réunie dans Świątkowska (2000), qui figure en annexe, contient les références à des approches récentes qui l’envisagent d’un point de vue théorique général. La théorie de l’énonciation, la pragmatique, la théorie des actes du langage, ont fourni de nouveaux éléments à l’étude de l’interjection. Les questions autour desquelles tournent les discussions des linguistes ont été très bien présentées dans le numéro 161/2006 de la revue Langages intitulé L’interjection : jeux et enjeux, sous la rédaction de C. Buridant.

Quant à la nature universelle des interjections, à leurs procédés de formation et à leur évolution, et en premier lieu quant aux moyens qui permettraient d’en décrire la sémantique en langue et en discours, il vaut la peine de signaler le nom d’A. Wierzbicka et de ses collaborateurs de l’Université de Canberra. Les résultats de leurs recherches publiés dans le numéro 18, vol. 2-3 (1992) du Journal of Pragmatics sont très inspirants pour qui s’intéresse aux questions mentionnées ci-dessus.

Depuis les années 1980 sont parues des études ponctuelles sur l’interjection dans différentes langues (polonais, tchèque, italien, roumain). La linguistique française (ou francophone) s’inscrit dans cette tendance, bien que le problème de l’interjection ait eu déjà sa place dans la tradition française de l’énonciation, de Ch. Bally à Ducrot en passant par Benveniste. Les aspects récents des débats sur l’interjection ont été présentés dans le numéro 6 de Faits de langues (1995) sur l’Exclamation, dans le numéro 34 des Cahiers de Praxématique (2000) et dans la synthèse de C. Buridant (2001).

 


3. Analyses descriptives. Modélisation et résultats.



3.1. Analyses phonétiques.

Elles sont présentes surtout dans les travaux les plus anciens (Schwentner :1924, Karcevski :1941, Carstensen :1963). En introduisant la classification des interjections en primaires et secondaires, ils fournissent des explications détaillées sur la matière phonétique des interjections onomatopéiques et sur les procédés de transposition grâce auxquels des mots d’autres catégories lexicales sont devenus des interjections. Dans les discussions sur le caractère arbitraire ou motivé de l’interjection, revient souvent la question de savoir si l’interjection obéit ou non aux lois de la phonologie.


3.2. Analyses morpho-syntaxiques.

Les descriptions morphosyntaxiques des interjections sont peu nombreuses.

3.2.1. Du point de vue morphologique, l’interjection se caractérise par son invariabilité, c’est-à-dire qu’elle ne se prête pas aux variations de genre, de nombre, de personne ni aux changements de déterminants. On dit La vache ! et non *Une vache !, Mon Dieu ! et non *Votre Dieu ! Diable ! et non *Diables ! Ce caractère invariable permet de faire la distinction entre l’interjection et le nom ou le verbe employés dans leurs fonctions nominales et prédicatives ordinaires. Il y a parmi les interjections quelques cas particuliers où l’on peut voir les traces d’une variation morphologique, mais ils sont si rares qu’ils ne font que confirmer la thèse du caractère invariable des interjections. On peut conclure que du point du vue morphologique, l’interjection est un mot invariable, une unité lexicale figée, appartenant à une classe ouverte.

3.2.2. Du point de vue syntaxique, l’interjection est traitée comme une phrase condensée, ou comme un mot-phrase affectif (phrasillon au sens de L. Tesnière (1936)). Il est clair que cela ne correspond pas à la vision de la phrase comme organisation de constituants. Dans la plupart de ses manifestations, l’interjection se réduit à un morphème : Ah !, Bah !, Merde !, Diable ! Certaines semblent se composer de plusieurs mots : Bon sang !, Tu parles, mais tant que les mots-constituants sont reconnaissables et porteurs de leur sens lexical, on considère qu’on n’a pas affaire à une interjection. On ne parle d’interjection que là où le locuteur ne peut plus attribuer une fonction à chacun des mots séparément.

Si l’on admet que l’interjection est un mot-phrase et qu’elle constitue une unité lexicale, elle échappe aux méthodes d’analyse de la syntaxe de la phrase (étude des fonctions et de l’ordre de mots dans la proposition, ainsi que de l’enchaînement des propositions entre elles). Si l’on part du principe que la phrase suppose l’existence de la prédication, on peut se demander comment justifier le caractère « phrastique » de l’interjection – « phrase à structure non-phrastique ». Si, par acte de prédication, on entend que quelque chose est dit à propos de quelque chose, autrement dit, qu’un prédicat est attribué à un sujet, on est conscient que dans l’interjection, il est impossible de retrouver les éléments constitutifs d’une prédication, dont le substantif et le verbe sont les réalisations canoniques. On y constate une certaine incomplétude de la structure de base, que l’on reconstruit d’habitude à l’aide de paraphrases. Peut-être l’interjection pourrait-elle alors être rangée parmi les faits de prédication incomplète. La notion de prédication incomplète est invoquée dans le cas des phrases nominales, de toutes sortes de phrases tronquées, du style télégraphique et du langage affectif, c’est-à-dire dans le cas d’énoncés où l’on observe une altération de la structure thématico-rhématique de la phrase standard. Mais l’incomplétude de l’interjection diffère en général de celle qu’on rencontre par exemple dans le cas des phrases tronquées. C’est en la paraphrasant que l’on parvient à mettre en évidence les informations nécessaires à son interprétation, informations qui sont reconstruites sur la base de la situation dans laquelle elle est énoncée. M. Wilmet (2003) introduit à ce propos la notion de prédication impliquée, qui diffère de la prédication incomplète. Il illustre cette différence par l’exemple suivant (1997 : 501) :

Chapeau ! = je vous tire mon chapeau. ( prédication incomplète)
Chapeau ! = je vous félicite (prédication impliquée)

L’auteur explique que « l’essentiel est le codage du contenu ». Tant que les éléments de la structure de base sont reconstituables avec leur propre sens (comme dans le premier exemple, où sans aucun doute la situation d’énonciation accompagnée de gestes contribue à l’interprétation littérale), on a affaire à une structure incomplète, et il ne s’agit pas d’une interjection. Mais dès lors qu’on ne reconnaît plus le sens du mot employé (comme dans le second exemple, où l’emploi métaphorique doit être signalé par le contexte situationnel) on parle d’interjection et donc de prédication impliquée.

On observe en revanche que l’interjection s’inscrit parfaitement dans le système de l’interlocution. Elle peut être centrée sur le locuteur, réalisant ainsi une fonction expressive, ou sur l’interlocuteur, fonctionnant comme appel (Psst !), question (Hein ?), ordre (Allez, Ouste !), etc.

L’interjection apparaît souvent isolée dans la conversation, et ne donne pas lieu à développement ou paraphrase ; elle est alors autonome. Dans la majorité des cas, cependant, elle est en étroite relation sémantique avec son contexte linguistique et situationnel, et véhicule des significations complexes, reflétant le cours de l’échange et diverses stratégies discursives. Il en va de même dans le discours suivi, où l’interjection apparaît comme signe de commentaire subjectif. L’examen du fonctionnement des interjections dans l’interaction verbale ainsi que dans le texte suivi permet d’apercevoir le rôle de ces mots comme éléments de structuration du discours.


3.3. Analyses sémantiques et pragmatiques.

3.3.1. L’analyse sémantique des interjections nécessite de prendre position vis-à-vis du problème suivant : peut-on parler de leur sens et, dans l’affirmative, chercher à déterminer les traits sémantiques qui règlent leurs emplois ? ou bien doit-on parler simplement d’une fonction interjective, qui serait entièrement tributaire du contexte ? Si l’on accepte que l’interjection véhicule un certain nombre de traits sémantiques qui ne sont pas simplement des conjectures interprétatives, une autre question surgit : peut-on déterminer le sens de l’interjection en langue, ou ne peut-on décrire que des occurrences ? 

Dans les études portant sur des interjections particulières, p. ex. Allons !, Voyons ! (Sirdar-Iskandar 1979), Ah ! (Olivier 1986), tiens ! (Dostie & Léard 1997), les auteurs se donnent en général pour objectif de présenter une description aussi complète que possible des formes choisies et de leur fonctionnement. Pour mener à bien ce travail, ils sont obligés de prendre position dans le débat sur le sémantisme de l’interjection. Débat difficile, entre les partisans du modèle représentationnaliste et les partisans d’une conception sémantico-pragmatique.

Traditionnellement, on a classé les interjections d’après la nature du sentiment ou de l’émotion exprimés. Leur sens serait déterminé par des indices extralinguistiques tels que le geste, la mimique et surtout l’intonation. Cependant, si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle l’interjection n’est qu’une expression de l’émotion du locuteur, il est nécessaire d’établir un catalogue de ces émotions, et de déterminer ainsi les paramètres contextuels et cotextuels qui expliquent l’emploi de telle ou telle interjection. C’est une conclusion que l’on trouve dans plusieurs publications. Ainsi, G. Kleiber (2006 :17) est d’avis que l’interjection émotive est associée d’une façon conventionnelle à telle ou telle émotion ou tel ou tel sentiment. Cette spécialisation découle de son statut de signe linguistique. La preuve en est que le locuteur doit mémoriser la relation entre l’interjection Ouf ! et le sentiment de soulagement, et celle entre Aie ! et l’expression de la douleur. Une fois cette relation mémorisée, le recours à telle ou telle forme interjective se fait automatiquement dans la situation d’interlocution. La question qui se pose est de savoir comment une interjection s’associe avec une émotion. On peut évidemment chercher la réponse dans la genèse d’une interjection. Un certain nombre d’interjections émotives, comme p.ex Aïe ! ou Hélas !, se prêtent à des refléxions de nature diachronique. Néanmoins, la majorité des interjections émotives résistent à cette approche. C’est pourquoi Kleiber cherche un autre moyen pour déterminer leur sens. Il présente un modèle basé sur l’idée que trois modes sémiotiques déterminent le fonctionnement des interjections : l’indexicalité, la composante symbolique et l’iconicité.

Voici ce que l’auteur écrit concernant l’indexicalité :

« Elles sont des indices ou index en ce qu’au moment de leur émission, elles sont reliées de manière indexicale ou causale à l’émotion éprouvée par le sujet qui les prononce. […] la production d’une interjection émotive « indique » que celui qui émet l’interjection éprouve l’émotion en question. » (Kleiber 2006 : 18)

Ainsi, comme dans le cas de la relation fumée-feu, il existe une relation indicielle de causalité entre l’émotion et la production d’une interjection. Ce qui décide du caractère  indexical de l’interjection émotive, ce sont l’intonation et l’intensité, spécifiques du mode exclamatif conventionnellement associé à l’expressivité. Ces caractéristiques suprasegmentales véhiculent en même temps le bagage affectif (type d’émotion manifestée) et il est de nature verbale.

Le deuxième élément du modèle de Kleiber, c’est la dimension symbolique et non indexicale. L’argument dont se sert le linguiste est que d’autres signes linguistiques auxquels on attribue un caractère indexical, comme moi, ici, maintenant, ont tous également une composante symbolique (locuteur, espace, temps). Il en va de même des interjections.  Comme on l’a déjà dit plus haut, la partie symbolique donc conventionnelle naît de l’association d’une interjection avec une émotion. La lexicalisation de cette relation permet de recourir à l’expression de telle ou telle émotion d’une façon automatique, de la même façon que « chaque fois que l’on voit un chien : on ne peut s’empêcher de reconnaître lexicalement un chien comme un chien une fois que l’on a appris qu’un chien est... un chien. » (Kleiber 2006 :22).

Enfin, le mode iconique intervient analogiquement comme dans le cas des onomatopées (forme isolée, autonome) mais déjà au niveau 1. L’interjection indique l’apparition soudaine d’une émotion.

G. Kleiber a mis en pratique les idées présentées ci-dessus dans un article de 2016 sur Aïe ! Son analyse très méthodique, en six étapes, dans lesquelles il confronte ses propres réflexions avec des propositions antérieures, est un bel exemple de travail argumenté, où différentes hypothèses sont examinées. Cet article montre notamment que l’interjection Aïe ! comporte une double dimension : indicielle et symbolique. Rappelons que, dans l’approche de cet auteur, l’interjection indique la douleur par un processus mixte : indexical ou déictique pour ce qui est du côté suprasegmental (intensité et intonation), et symbolique pour ce qui est de la forme verbale (Kleiber 2016 :113). Elle a le statut de signe linguistique qui renvoie à une émotion par une association conventionnelle arbitraire entre celle-ci (la douleur) et le signifiant Aïe ! Cette observation suppose le passage d’une forme subjective individuelle à l’usage collectif d’un signe linguistique. En d’autres termes, ce qui était une réaction individuelle à la douleur, devient une marque socialisée. Kleiber souligne que les interjections partagent leur caractère indiciel avec d’autres mots tels que les pronoms, adverbes, formes temporelles. Il est évident que, pareillement aux autres déictiques, les interjections sont une apparition du discours à l’intérieur de la langue : leur sens en langue est basé sur l’allusion à leur emploi, c’est-à-dire fait appel à leur propre énonciation. Mais contrairement aux autres déictiques (je ,tu), qui se définissent par la référence au discours en s’intégrant dans sa continuité, l’interjection l’interrompt.

Les réflexions de Kleiber sur le statut de l’onomatopée et de l’interjection ouvrent de nouvelles pistes de recherche dans ce domaine. D’une part, elles apportent beaucoup d’observations sur le fonctionnement de ces petits mots. Mais d’autre part, ce qui est plus important, elles proposent des grilles d’analyse pour les notions d’indexicalité, d’indicialité et d’iconicité. Toutes ces notions sont loin d’être transparentes. L’application des termes indiciel ou indexical exige une lecture très attentive et une réflexion approfondie. Ce n’est sûrement pas par hasard que l’auteur termine son article de 2006 par : Ouf !... tout simplement.

On notera aussi que, parmi les études des formes interjectives, très peu sont consacrées aux interjections secondaires. Peut-être n’a-t-on pas encore trouvé les outils permettant de les décrire tout en tenant compte de nos connaissances sur les interjections émotives et les onomatopées, à savoir le caractère motivé et la codification de certains emplois. Le choix que fait le locuteur en se servant d’une interjection n’est pas toujours très clair. Même quand ce choix est non prémédité, il est tributaire des circonstances de l’énonciation. Comme cela a été dit plus haut, l’interjection est un marqueur de la présence des acteurs de l’acte de langage : le locuteur, souvent l’interlocuteur. Elle peut aussi, par convention, suggérer l’objet par rapport auquel le locuteur communique à son entourage sa réaction, son intention. Quand on dit « Bravo ! », on fait savoir qu’il y a eu un événement remarquable que l’on a apprécié, alors qu’une réaction du type Pfuit ! exclut l’accueil favorable d’un événement.

3.3.2. Il ne fait aucun doute que le signifié des interjections est particulièrement difficile à traiter dans les termes d’un modèle de représentation. C’est pourquoi les linguistes ont cherché d’autres cadres méthodologiques pour décrire leur sémantisme. Avec la théorie de l’énonciation et celle des actes de langage, qui ont mis l’accent sur le rôle de l’interjection dans l’acte de communication, sont apparues de nouvelles approches. C’est la modalité, considérée « comme impliquant l’attitude du sujet pensant / parlant à l’égard du contenu propositionnel ou du dit, comme une réaction à une représentation » (Buridant 2006 : 5), qui est devenue la notion essentielle, dont se servent entre autres L. Rosier (1995), A. Vassileva (1998, 2010) et M. Świątkowska (1977, 2000). Ces travaux se différencient par leurs sources d’inspiration et leurs niveaux d’analyse. Świątkowska part des idées de Ch. Bally (modus vs dictum) et distingue les interjections modales, centrées sur les réactions du sujet, les interjections dictales, ayant une fonction uniquement descriptive (centrées sur le dictum), et modo-dictales, d’origine onomatopéique (motivées), qui apportent un renseignement sur le monde extérieur (dictum) dans un modus choisi. Cette description est ensuite approfondie dans la perspective jakobsonienne, appuyée sur les éléments de l’acte communicatif et les fonctions réalisées dans ce schéma par les interjections. A. Vassileva (2010), dans son étude sur l’aspect modal de l’interjection et de l’insulte, part du modèle austinien ; elle discute les propositions de Ducrot et se situe finalement dans la tradition jakobsonienne. L. Rosier, dans l’optique de ses recherches sur le discours rapporté, analyse quant à elle la valeur modale de l’interjection au niveau de la modalité discursive.

Avec sa valeur modale, placée au début, au milieu ou à la fin du discours, l’interjection ressemble aux connecteurs pragmatiques dont le rôle est de traduire les relations entre le locuteur et la situation. Ses sens pragmatiques ont été bien synthétisés par L. Rosier (2006 : 113) comme « la fonction d’authentification (chez Ducrot), la fonction de démarcation (chez Morel & Danon-Boileau 1998). Mais aussi de ligateur (Morel 1998), de prise de parole (Dubois & Vincent 1997), et celle, résumant les précédentes, d’unité interactionnelle agissant au double plan de « l’interaction représentée, mais également dans l’acte narratif lui-même, au plan de sa dimension conversationnelle », chez Fauré et Vérine (2004). »

L’idée de chercher les sens à travers les fonctions se retrouve entre autres chez Lyons (1979). Sa conception de trois fonctions, expressive, sociale et descriptive, est adoptée dans les études sur les marqueurs de structuration du discours. La fonction sociale dont parle Lyons, permet d’inclure dans cette classe de mots, outre toutes sortes d’expressions stéréotypées, les marqueurs de doute (Hein ?, Euh, Bien), d’acceptation (Bon, Ah oui) et de rejet (Mais non), de maintien du contact (hmmm, aha), etc.

Quand on suit l’évolution des nouvelles propositions méthodologiques en linguistique à la fin du XXe siècle, on observe un glissement vers les approches sémantico-pragmatiques ou pragmatiques tout court. Deux thèses de doctorat consacrées à l’interjection sont intéressantes de ce point de vue. Celle de Sirdar-Iskandar (1979), Description sémantique de l’interjection, se réfère à l’analyse argumentative de Ducrot et Anscombre. L’auteure applique l’appareil notionnel présenté entre autres dans Les mots du discours (1980) aux interjections classées selon la théorie des actes du langage. Sirdar-Iskandar présente la particularité de ne pas travailler seulement sur un corpus de langue parlée, mais de recourir également aux textes des auteurs classiques. Ses analyses, faites du point de vue de la théorie de l’argumentation et exploitant le contexte au sens large, dont le rôle pour la construction du sens de l’interjection est de premier ordre, ouvrent des pistes très intéressantes du côté de l’analyse textuelle. C. Olivier, dans sa thèse de doctorat (1986), définit sa démarche d’une façon explicite : Traitement pragmatique des interjections en français.

Les études mentionnées ci-dessus permettent d’avancer l’hypothèse que le sémantisme de l’interjection peut être décrit à l’aide de critères plus pertinents que l’intuition des locuteurs.   Les analyses très détaillées des interjections primaires comme Ah !, Bah ! de C. Olivier, d’une part, et des interjections secondaires comme Allons !, Voyons !, Eh bien ! de Sirdar-Iskandar, d’autre part, qui recourent aux instruments « logiques » de l’argumentativité, montrent que dans la description de l’expressivité de l’interjection, il est possible de dépasser le critère intuitif, non négligeable certes, mais insuffisant. Ces études et beaucoup d’autres, centrées sur la description très minutieuse de certaines interjections (Dostie & Léard 1997 sur tiens), montrent que l’on peut, en dépassant les cadres classiques de la description lexicale, aboutir à des conclusions de portée générale. On notera que ces recherches engagent les outils appartenant à d’autres disciplines que la linguistique. Certaines observations relevant de la psychologie semblent très intéressantes. Dostie & Léard constatent que dans beaucoup de cas, l’interjection apparaît comme faisant suite à une opération mentale (prise de conscience et mise en relation avec les dispositions du locuteur). On trouve le même constat dans l’étude de J. Caron-Pargue & J. Caron (1995) qui, dans le cadre d’une approche cognitive du fonctionnement de bon et de ben, s’intéressent aux verbalisations simultanées à une résolution de problème.  Dans ces travaux, la dimension émotionnelle, dimension-clé dans l’interprétation de l’interjection, ne vient qu’en deuxième position. L’apparition de l’interjection semble être l’aboutissement d’un processus mental après lequel le choix d’une forme interjective peut être justifié rationnellement.

Quand on envisage la description des interjections dans une perspective plus large, il apparaît évident que ce qui semble intéresser aujourd’hui le plus, c’est l’explication sémantique de ces petites formes qui, d’un côté sont très économiques et de l’autre véhiculent une grande variété de valeurs émotionnelles. Il est donc compréhensible que l’on envisage différents domaines pour trouver des outils de description. Après la lecture des résultats des expériences psycholinguistiques citées supra, qui associent réaction verbale et processus mental, deux conclusions semblent légitimes : 1/ le choix du mot avec lequel un locuteur réagit n’est pas instinctif, même si le laps de temps nécessaire à sélectionner une forme appropriée est très bref. Cette sélection doit s’appuyer sur le sémantisme différencié des formes employées. Il serait, sinon, impossible d’expliquer pourquoi le locuteur opte pour telle ou telle forme. 2/ le sémantisme de ces formes se définit en fonction de la relation entre la réalité constatée par le locuteur au moment de l’énonciation, et ce qu’il croyait possible, acceptable ou non, avant le moment de l’énonciation.

Les conclusions des études sus-mentionnées confirment une fois de plus qu’il est possible de donner un traitement unitaire des mots appelés « interjections ». À la lumière de ces réflexions, la recherche s’oriente sur ce qui précède la réaction interjective du locuteur. L’hypothèse selon laquelle les informations les plus pertinentes, décidant de la sélection de l’une des valeurs « virtuelles » de l’interjection, se trouvent dans ce qui la précède (discours, contexte situationnel, savoir partagé) invite à rapprocher l’interjection de l’anaphore.

Il est hors de doute que l’étude du fonctionnement des interjections dans les unités discursives plus grandes est encore à effectuer. Plusieurs problèmes n’ont pas été explorés. Reste ainsi à examiner l’effet, sur l’interprétation sémantique de l’interjection, de sa place dans le texte. Certaines interjections sont employées surtout en position initiale. C’est le cas notamment des interjections primaires du type : Oh !, Ah !, Aï! En position initiale, elles sont souvent paraphrasées (Aie ! ça fait mal) et peuvent se prêter à une interprétation anaphorique (Il m’est arrivé quelque chose qui m’a fait mal.), tandis qu’employées après une assertion, elles marquent une intervention du locuteur, donc une rupture dans le discours (Ça fait mal. Aï!)

Un grand chapitre sur la fonction poétique au sens jakobsonien attend toujours son auteur. Peu de linguistes, décrivant les divers emplois et apparitions des interjections, s’intéressent à leur fonction stylistique. Et pourtant, les brèves remarques qui ont été faites sur le jeu entre signifiants phonique, prosodique et souvent graphique, montrent une sphère occupée par les poètes et les auteurs soucieux de concilier le jeu des sons, des affects et des images. Tout cela peut être traduit par des interjections. On oublie que certains auteurs de pièces de théâtre se servaient des interjections dans la construction de la persona dramatis. Des interjections judicieusement choisies et dosées peuvent suffir à  caractériser un personnage d’une façon très économique. Elles facilitent pour l’auteur la construction d’images émotionnelles des personnages, que le lecteur ou le spectateur identifiera ensuite sans effort. La relative aisance avec laquelle l’interprète peut situer un personnage dans un milieu social ou culturel déterminé sur la seule base de ses jurons, de l’usage de mots-tabous, etc., invite les écrivains à se servir de ces petits mots à la place de longues descriptions (voir le recours aux interjections stéréotypisantes : français Oh là là !, américain Wow ! pour contraster un personnage avec son entourage immédiat).

En conclusion, il est indéniable que le recours aux interjections peut caractériser certains textes, leur donner du coloris ; elles servent à évoquer l’effet comique, elles ajoutent de la sonorité, du tempo.

 


4. Etudes contrastives et typologiques.


Il n’y a pas beaucoup de travaux contrastifs dans le domaine des interjections. Ceux qui s’intéressent à cette problématique opèrent sur des langues apparentées : français-roumain, espagnol-français. La raison en est évidente : il est très difficile de comparer deux ou plusieurs espaces linguistiques s’il n’y a pas de critères comparables pour tirer des conclusions. A. Wierzbicka (1991, 1992 ) cite deux exemples intéressants :

Pnin sighed in Russian : och-och-och (Nabokov, 1976 : 12)
Aha! – s’écria-t-il en portugais. (cité par Karcevski-1941 : 196, tiré d’un roman de Dumas).

Ces exemples ont un effet humoristique. Cet effet provient du fait que nous avons tendance à considérer les expressions (interjections) du type Ah !, Oh ! comme étant universelles, et pouvant être comprises sans égard à notre provenance linguistique. Or rien n’est plus faux. Les études (trop rares !) dans ce domaine révèlent, tout au contraire, que chaque langue a son propre répertoire d’interjections. De surcroît, l’expérience montre qu’employer de manière adéquate une interjection dans une langue étrangère est une chose particulièrement difficile à acquérir et à maîtriser.

A. Wierzbicka et son équipe ont élaboré un modèle opérant avec des concepts censés être universels, du type « bon » et « mauvais », « sentir » et « penser », « savoir » et « entendre », etc. L’emploi de ce modèle permettrait de vérifier les hypothèses sur le symbolisme des sons dans l’emploi des interjections, et de documenter la façon dont les différentes langues verbalisent les émotions. Une telle étude pourrait contribuer à confirmer ou rejeter certains stéréotypes (du genre : les Slaves sont plus ouverts à la manifestation des émotions, les Scandinaves sont plus distanciés). Mais cette étude reste à faire.

Un autre problème concerne la traduction des interjections. Les recherches en linguistique contrastive se servent souvent de textes traduits. Or, la réflexion sur la traduction des interjections est plutôt pauvre. Pourtant on observe un besoin constant d’un appui lexicologique dans ce domaine. Il suffit de mentionner les traductions des bandes dessinées, ou les efforts des interprètes chargés de faire des traductions simultanées, confrontés au fait que l’élément expressif véhicule non seulement un bagage émotionnel, mais transmet aussi une information ou assure une fonction phatique. Les traducteurs ont à leur disposition l’intuition, les dictionnaires phraséologiques et… le contexte. Les études de Wierzbicka ont cependant montré qu’il faut se méfier de la simple transposition d’une interjection (même la primaire comme Ah !, Oh !) d’une langue A dans une langue B. En ce qui concerne les interjections secondaires et les formules stéréotypées, le champ d’investigation est pratiquement vierge.

Cette observation vaut également pour l’enseignement des langues étrangères. Les enseignants se rendent bien compte que la sphère émotionnelle, verbalisée entre autres par les interjections, est la plus difficile à apprendre en forme automatisée. D’habitude, même si l’on connaît bien une langue étrangère, on puise dans le réservoir de sa langue maternelle pour exprimer ses émotions.

 


5. Les données


Les études les plus anciennes sur l’interjection (en termes de linguistique générale) ou sur les interjections sélectionnées dans différentes langues, sont peu nombreuses dans l’ensemble de la réflexion linguistique. Et sans exclure l’observation de la langue orale, elles explorent surtout les textes écrits (elles puisent dans les textes littéraires, les pièces de théâtre, les bandes dessinées).

Il est difficile d’évaluer ces données du point de vue quantitatif.

Les nouvelles technologies et les nouvelles pratiques d’écriture invitent les chercheurs à exploiter des corpus « de l’écriture vive », comme dit L. Rosier (2006 : 112). L’accès aux corpus électroniques de l’internet permet d’augmenter le nombre de faits analysés, ce qui rend les conclusions de la recherche plus vraisemblables et permet à cette linguiste de formuler les postulats intéressants à l’avenir (Rosier 2006 : 124-125).

 


6. Bilan.


6.1. Notions importantes pour le domaine étudié.

Elles ont été bien formulées par C. Buridant (2006 : 6-8) : la spécificité diatopique, la spécificité diastratique, la spécificité diaphasique. Les notions traditionnelles de la linguistique générale restent toujours à l’ordre du jour : la catégorie, les critères de catégorisation, les universaux.

6.2. Interprétations incontestées ou contestées

La citation de l’étude de G. Kleiber (2006 : 10) peut servir de commentaire à ce propos :

« Notre contribution n’a pas pour but de proposer une définition-smoking nouvelle de l’interjection qui, par sa stabilité et univocité, réglerait définitivement le problème définitoire posé par la multiplicité et la complexité des traits caractéristiques de ce type d’expressions. » (Kleiber, 2006 : 10).

Or, si dans beaucoup d’études nous avons affaire à des analyses très intéressantes, sophistiquées, bien documentées, la matière reste pourtant très floue. Les interjections constituent une classe ouverte, qui « englobe un ensemble scalaire allant de l’onomatopée, au syntagme lexicalisé par dérivation, les phrases tronquées en utilisation formulaire, la transposition des mots à sens déterminé (…) » (Buridant, 2010 : 7). De surcroît, notre époque impose un tempo élevé et une grande économie de l’expression. D’où la présence si remarquable de ces formes dans le langage d’internet et des SMS, où elles sont accompagnées d’émoticones comme marqueurs situationnels de nature affective permettant aux interlocuteurs de bien interpréter les messages. Cette présence de formes linguistiques en constante évolution et de formes graphiques qui véhiculent l’information émotionnelle est un argument pour dire que l’interjection reste un objet légitime d’études linguistiques de nature interdisciplinaire.

 


7. Annexe: références bibliographiques.



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Revues

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